« Peut-être cela vous intéressera-t-il de savoir que Rudolf Steiner et moi étions amis, même si nous n'avions pas les mêmes pensées. C'était une amitié profonde. Nous attendions avec impatience chaque rencontre. »

<aside> 📁 Lettre datée du 14 juin 1965, Schweitzer écrit de Lambarene au compositeur Karl von Baltz. Facsimilé de cette lettre dans Goetheanum, 1965, P. 304

</aside>

Récit autobiographique de Albert Schweitzer:

« Ma rencontre avec Rudolf Steiner a eu lieu à l'occasion d'une réunion de théosophes à Strasbourg. Si je ne me trompe pas, c'était en 1902 ou 1903. Annie Besant, avec qui j'avais fait connaissance par des amis de Strasbourg, nous a présentés l'un à l'autre.

Rudolf Steiner s'est alors lié à la Société théosophique, non pas tant parce qu'il partageait ses convictions, mais parce qu'il présupposait chez ses membres la possibilité de s'intéresser et de comprendre les vérités spirituelles qu'il avait à énoncer.

Je savais qu'il s'était adonné à des études de Goethe à Weimar. Il ne savait évidemment rien du jeune professeur privé de l'université de Strasbourg, qui s'occupait de la philosophie de Kant et des problèmes de la vie de Jésus. Il avait quatorze ans de plus que moi.

La langue familière de cette réunion des théosophes était le français. Ils ont donc compté sur moi, qui parle allemand, pour aider l'invité autrichien, ce que j'ai fait avec plaisir. J'ai fait en sorte que nous soyons voisin de table lorsque nous mangions. Dès le début, la conversation s'est déroulée de telle sorte que c'était lui qui parlait et moi qui écoutais et posais des questions.

Après avoir terminé notre soupe, la conversation a naturellement porté sur ses études de Goethe à Weimar et sur sa vision du monde. Ici, j'ai immédiatement remarqué que mon voisin avait des connaissances approfondies dans le domaine des sciences naturelles. J'ai été très surpris lorsqu'il a mentionné l'importance de comprendre l'étendue des connaissances de Goethe sur la nature. Dans ses recherches, il était parvenu à passer d'une connaissance extérieure du monde des sens à une connaissance plus profonde de son essence spirituelle. J'avais une certaine connaissance des écrits de Goethe sur les sciences naturelles et des passages dans lesquels il se penche sur une connaissance à pressentir.

Mon voisin de table a remarqué qu'il avait un auditeur attentif à ses côtés. Il donna une conférence. Nous avons oublié que nous étions à un dîner.

L'après-midi, nous sommes restés ensemble, sans nous soucier de ce qui se passait dans la réunion théosophique. Lorsque la conversation a porté sur Platon, j'ai pu mieux participer. Mais là encore, Steiner m'a surpris en attirant mon attention sur des idées cachées et encore trop négligées présentes chez Platon.

Lorsque Steiner m'a demandé ce qui me préoccupait particulièrement en théologie, j'ai répondu que c'était l'étude du Jésus historique.

J'ai alors pensé que le moment était venu de prendre la conversation en main et j'ai commencé à lui parler de l'état de la recherche sur la vie de Jésus et du problème de savoir quel Évangile contenait la plus ancienne tradition. À mon grand étonnement, j'ai constaté qu'il n'y avait aucune conversation sur ce sujet. Il m'a laissé faire ma conférence sans poser de question. J'ai eu l'impression qu'il bâillait intérieurement.

Puis je suis descendu du grand cheval de mon historiographie théologique et je l'ai ramené à l'étable, en attendant les choses qui allaient venir.

Et une chose étrange s'est produite : l'un d'entre nous, je ne me souviens plus lequel, en est venu à parler du déclin spirituel de la culture comme du problème fondamental et négligé de notre époque. C'est là que nous avons pris conscience que cela nous préoccupait tous deux. Aucun de nos deux ne s'attendait à cela de l’autre.

Un débat animé s'est rapidement engagé. Nous avons appris l'un de l'autre que nous nous étions fixé la même tâche dans la vie, à savoir veiller à l'essor d’une véritable culture, animée et dominée par l'idéal d'humanité, et d'encourager les gens à devenir de véritables êtres pensants.

Nous avons pris congé dans cette conscience d’une appartenance commune. Nous n'étions pas destinés à nous revoir. Mais la conscience d'être ensemble est restée. Chacun a suivi le travail de l'autre. Il ne m'appartenait pas de rejoindre le haut vol de la pensée de Rudolf Seiner dans les sciences de l’esprit. Mais je sais qu'en cela, il a entraîné beaucoup de gens avec lui et en a fait de nouvelles personnes. Sous sa direction, des réalisations exceptionnelles ont été accomplies dans de nombreux domaines.

J'ai suivi de temps en temps la vie et l'œuvre de Rudolf Steiner avec une participation sincère. Les succès remportés jusqu'à la première guerre, les problèmes et les difficultés qu'elle a entraînés, l'effort courageux pour mettre de l'ordre dans la tourmente de l'après-guerre par la formulation de l'enseignement du triple organisme social, le succès de la fondation du Goetheanum à Dornach, où son monde de pensée a trouvé un foyer, la douleur que sa destruction par le feu lui a apportée la nuit du Nouvel An 1922 à 1923, le courage avec lequel il a entrepris sa reconstruction, et enfin la grandeur d'âme qu'il a préservée dans un enseignement et un travail inlassables pendant le temps de souffrance des derniers mois qu'il a passés sur terre.

De son côté, il ne m'a pas perdu de vue non plus. Lorsque mes deux écrits, Verfall und Wiederaufbau der Kultur et Kultur und Ethik [in Kulturphilosophie. Beck, München 1923.] ont été publiés ensemble en 1923, il en a pris connaissance et a exprimé dans une conférence son appréciation de l'exposé du problème de la culture qui y était présenté, tout en ne cachant pas, bien sûr, son regret que je n'aie entrepris de résoudre le problème qu'avec une pensée éthique approfondie, sans l'aide de la science de l’esprit.

Lorsque je l'ai rencontré, son visage et ses yeux magnifiques m'ont fait une impression inoubliable.

Lambarènè, 5 novembre 1960. »